9 questions sur l'innovation à André-Yves Portnoff

André-Yves PORTNOFF, prospectiviste et spécialiste en gestion du changement, conseiller scientifique de FUTURIBLES, professeur à la Haute École de gestion de FRIBOURG.

 

1 - Si je vous dis innovation ?

Dès que l’on prononce le mot innovation, on pense technique. Or l’innovation n’est pas que technique. C’est une idée, plus ou moins nouvelle, qui a trouvé preneur, qui est appliquée. Elle fonctionne ; donc elle ne repose pas sur un contre-sens technique, première condition, mais surtout, elle a intéressé et convaincu des utilisateurs. Aucun obstacle n’a empêché d’atteindre ces prospects : si la réglementation, les habitudes, les croyances, l’opposition de concurrents que l’on dérange font barrière, on ne passera pas de l’idée à l’innovation réalisée.

2 et 3 - Si je vous dis agriculture ? Si je vous dis agriculteur ?

Je ne puis séparer l’agriculture de l’agriculteur, même si d’aucuns rêvent d’un monde de robots, voire d’hommes transformés en robots…Je vois dans l’agriculteur un homme vivant les réalités de la terre, des saisons, des processus naturels, le contraire d’un théoricien, d’un idéologue. S’il assume son métier, il possède des qualités qu’il serait précieux de diffuser ailleurs. Il concilie une nécessaire programmation avec la gestion de l’incertain, les aléas du temps, du vivant; il utilise un éventail croissant de techniques et il sait qu’il ne peut réussir seul, sans l’appui d’autres agriculteurs et sans l’apport de compétences de très nombreux métiers. L’agriculteur efficace dans la durée est un personnage capable d’orchestrer des talents complémentaires dans des métiers très divers.

4 - Agriculture innovante.

Innover ne signifie pas tout sacrifier, notamment ses valeurs, le sens de la vie, à la production de nouveautés. La nouveauté n’est pas en soi une qualité. Innover, dans un monde qui change constamment, c’est changer soi-même pour demeurer viable, pour ne pas disparaître rapidement. L’agriculture innovante est celle qui comprend et intègre les évolutions majeures du monde, de ses besoins, des aspirations de la Société. Elle tire la leçon des contraintes climatiques, écologiques, des besoins de préservation de certaines matières premières et de la biodiversité. Les agriculteurs innovants sauront transformer nombre de contraintes en opportunités. Il est vital de conserver un regard positif pour identifier des opportunités là où les concurrents verront surtout des raisons de se plaindre.

5 - Vos trois conseils pour innover en agriculture.

Tout d’abord se poser fréquemment plusieurs questions, la première consistant à oser envisager la ruine de notre activité dans quelques années. Qui aura pu nous tuer? Ecartons les réponses dé-culpabilisantes du genre « l’Etat » ou « Bruxelles » ou « les Chinois »! Cherchons quel nouvel acteur pourrait apporter les mêmes services, autrement et en mieux, à nos clients actuels. La réponse n’est pas facile. Qui aurait imaginé que SEB, longtemps numéro un mondial des pèse-personnes, serait détrôné par la Wii de Nintendo ? Il faut notamment imaginer notre vie dans un monde de plus en plus interconnecté.

Deuxièmement, demandons-nous ce que l’utilisateur final nous achète vraiment ? La réponse la plus évidente est aussi la plus trompeuse. Ne faisons pas comme les techniciens de Kodak qui croyaient vendre leur maîtrise de l’argentique alors que le public attendait le moyen de disposer d’images souvenir à partager le plus facilement et rapidement possible avec les proches. Et le numérique a mis en faillite le géant centenaire. De plus en plus, on recherchera l’immédiateté, mais aussi des racines. Pas que celles des plantes, les nôtres, celles de notre passé, celui de nos anciens. Dans un monde sans fil, on a besoin de retrouver des points de repère, donc des racines, des recettes d’arrière-grand-mère, des spécificités de tel ou tel terroir. Demain on vendra avec les produits de la terre l’histoire de leur lente élaboration, consignée dans un QR code ou une puce. Comme pour les articles de grand luxe craignant les copies. Et on voudra aussi acheter en confiance non seulement du plaisir (de la bouche, des yeux, du toucher un textile…) mais aussi de la santé, de la forme, du sur-mesure, et tout cela dans le respect de nos valeurs personnelles. N’oublions pas qu’en face de la financiarisation à outrance de l’économie qui tente de prendre le contrôle de nos vies en exploitant le numérique, nos sociétés connaissent une montée, renforcée aussi par le numérique, d’aspirations responsables au libre arbitre, à l’épanouissement individuel dans le respect des autres et de la nature. On achète de l’immatériel et les moyens techniques de répondre à cette attente seront fréquemment remis en cause par le progrès technique.

Troisièmement, si nous n’avons jamais disposé d’autant de moyens et de connaissances, plus personne, plus aucune entreprise, même géante, ne peut avoir l’outrecuidance de maîtriser seule ces outils. Il faut collaborer. Les paysans ont souvent donné l’exemple de la coopération. Cela doit devenir la règle. On est plus intelligent à plusieurs. On doit trouver les bons alliés et chercher les producteurs des articles ou services qui valoriseront, rendront plus attractifs les nôtres. La bouteille de Monbazillac attirera plus d’acheteurs si elle est proposée sous une image du Périgord à côté d’un bloc de foie gras que si elle est placée au rayon de vins blancs. Cela est vrai aussi en ligne. Coopérer, cela veut dire travailler de concert avec des fournisseurs, des concurrents, des métiers différents du nôtre mais complémentaires du point de vue de consommateur. Cela veut aussi dire écouter le client et d’une façon générale, faire de l’innovation dite ouverte, cherchant des idées hors de chez nous. C’est indispensable pour détecter à temps les changements, menaces et/ou opportunités. En un mot, être agile.

6 - Quelle est la qualité essentielle pour être innovant ?

L’empathie est la qualité indispensable pour innover. C’est non seulement sympathique, mais économiquement rentable. Si on ne comprend pas ce qui a de la valeur pour l’autre, on va se faire plaisir au lieu de plaire au prospect; on dépensera de l’argent et du temps inutilement en croyant produire de la qualité, mais on produira en vain des produits ou services n’intéressant personnes. L’empathie permet de comprendre les attentes même latentes, non exprimées, qui conduiront le prospect à payer notre offre, quitte à ce que nous fassions un effort de pédagogie pour le sensibiliser.

7 - Quel est le défaut à éviter à tout prix ?

L’arrogance, le mépris des autres, l’illusion que l’on est plus malin seul, ces attitudes ont détruit des colosses industriels ou du moins leur ont fait perdre leur position dominante. Il en va de même dans tous les secteurs, agriculture comprise.

8 - Dans quel domaine de l’agriculture faut-il innover en priorité ?

Je ne crois pas qu’il y faille confiner l’innovation dans un domaine particulier de l’agriculture. L’esprit innovant crée de la valeur à tous les stades, de la graine que l’on sème à l’emballage de la salade prélavée qui peut servir de support à une action de mécénat pour la restauration du patrimoine artistique, comme le fait par exemple une PME italienne, Gli Orti di Venezia. Naturellement, réfléchissons à ce que peuvent apporter l’Internet des objets, le Cloud, la Block Chain, l’intelligence des objets, voire la réalité virtuelle. Mais ne cessons pas d’être à l’écoute des humains et répétons-nous que le but n’est pas d’utiliser de la technique mais de résoudre des problèmes, de répondre à des aspirations avec compétence ET empathie.

9 - Quelle est l’innovation que vous attendez ?

Je n’attends pas une innovation particulière mais une volonté constante d’innover dans tous les domaines, tous les détails à tous les stades, de la terre à l’assiette ou aux usines qui produiront demain des matériaux sans pétrochimie. Une volonté aussi de respecter les hommes qui travaillent comme ceux qui consomment, et les générations futures, ce qui implique de préserver non pas le passé mais des équilibres naturels, certes en évolution, mais durables.